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lundi 26 mars 2012

Qu’est-ce qu’un projet socialement responsable ? (1) A propos de la méthode Analyse Coûts Bénéfices



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Je continue sur l’approche théorique de la finance éthique, cette fois-ci en m’intéressant à l’ISR (Investissement Socialement Responsable). Ce sigle peut recouvrir des pratiques très différentes, mais on l’emploie surtout pour des fonds investis en actions ou obligations, sur les marchés financiers.

Il suit un principe assez simple, affecter son épargne selon des critères non-exclusivement économiques. On ne regarde plus seulement le risque et le taux d’intérêt du placement, mais aussi s’il pollue, s’il traite bien ses salariés, s’il fabrique des produits nocifs pour la société, etc.

Un article publié en février 2009 a attiré mon attention par son approche à la fois claire et engagée, et aussi car son auteur, Christian Gollier, dirige la prestigieuse école d’économie de Toulouse (Toulouse School of Economics). Le blog de Kam et Léo, un acteur dont je parlerai bientôt, en a fait un résumé il y a un peu plus d’un mois, que je vous invite à lire, car il y traite de plusieurs points que je n’aborde pas ici.

Je retiens de cet article deux éléments :
  • d’une part, la justification de l’ISR pour des raisons économiques,
  • d’autre part, l’approfondissement du débat sur ce qu’est un projet socialement responsable, dont la définition est aujourd’hui très floue. Je procède comme suit.
    • Je résume le cheminement de l’auteur jusqu’à la méthode ACB (Analyse Coûts Bénéfices).
    • Je m’appuie ensuite sur l’article « Pricing the priceless » pour présenter et critiquer cette méthode.
    • Enfin je critique la démarche plus générale de l’auteur quand à la manière de décider ce qui est socialement responsable.

1/ Economiquement, les marchés ont des lacunes, les fonds ISR ont donc un rôle à jouer

Les fonds ISR peuvent remplir un rôle fondamental pour améliorer le bien être social. Les marchés ont en effet des lacunes, notamment la non-prise en compte des externalités, comme la pollution, la surexploitation des ressources, le non-respect des droits humains, etc.

L’Etat peut agir dans une certaine mesure, en règlementant, en contrôlant les activités des entreprises, en instaurant des taxes, mais c’est une tâche ardue, car il faut déterminer les risques, les seuils,  et disposer de nombreux inspecteurs pour contrôler.

L’approche par les prix, c'est-à-dire donner un prix à une externalité non prise en compte, comme l’émission de carbone, est une alternative, mais dont l’efficacité est insuffisante. La mise en place d’une taxe carbone est difficile, et les marchés de « permis à polluer » montrent de nombreuses limites.

Comme le boycott ou la « consomm’action », l’ISR peut donc jouer un rôle important d’incitation à des comportements plus vertueux des entreprises.

2/ Qu’est-ce qu’un projet socialement responsable ?

Pour savoir quels sont les projets socialement responsables, l’auteur défend l’utilisation de la méthode « d’analyse coûts bénéfices » (ACB), qui ramène toutes les dimensions d’un projet à une valeur monétaire. On valorise ainsi les tonnes de C02 émises, les risques d’accident du travail, etc. Si les bénéfices sont supérieurs aux coûts, alors le projet est socialement responsable. Au-delà de cette notion d’efficacité, l’auteur ajoute que cette méthode permet de comparer les projets entre eux, et donc d’être le plus efficient possible : par exemple, allouer le capital sur l’éolien plutôt que le solaire si le gain est supérieur à investissement équivalent.

Pour prendre la meilleure décision il faut inclure le plus de dimensions possibles: conséquences sociales, écologiques mais aussi psychologiques, inégalités, etc. Il en résulte un écueil reconnu par l’auteur, la capacité à valoriser monétairement ces dimensions. Combien vaut une vie humaine ? L’émission d’une tonne de C02 ? Le stress sur les salariés ? Selon l’auteur, c’est toutefois nécessaire et c’est aux fonds ISR de le faire, à des « niveaux qu’ils considèrent compatibles avec les aspirations des ménages qui leur font confiance. ».

C’est alors aux « citoyens d’exercer leur libre arbitre sur la base de ces valeurs à travers les fonds ISR [pour restaurer] l’optimum social ».

Pour l’auteur, l’ISR a donc encore beaucoup de progrès à faire, et l’utilisation de cette méthode, plus claire, rationnelle et efficace, lui permettra d’atteindre une certaine maturité et de dissiper le flou de ses méthodes actuelles.

3/ Commentaires

Je suis plutôt d’accord sur le constat que l’ISR doit progresser dans ses définitions et ses méthodes d’évaluation des projets financés. Cet article est d’ailleurs le premier d’une série consacrée à ce sujet. L’utilité sociale et écologique de nombreux projets doivent être soumis à des méthodes permettant de mieux les évaluer, par rapport à des projets non-ISR mais aussi entre eux, afin de déterminer les meilleurs choix. Toutefois, il me semble que tant la méthode ACB que la démarche plus générale de l’auteur souffrent de failles importantes.

A/ Une méthode réductrice, peu pertinente et peu transparente

Je trouve dangereux de vouloir imposer la méthode d’analyse coûts-bénéfices comme méthode unique ou du moins prépondérante pour les fonds ISR, comme semble vouloir le faire l’auteur. En effet, cette méthode présente de nombreux défauts que l’on peut trouver notamment dans l’article intitulé « Pricing the priceless », de Lisa Heinzerling et Frank Ackerman. Voici les points les plus importants :

Le fonctionnement de la méthode ACB (Analyse Coûts Bénéfices)
  • Il faut estimer les coûts, ce qui est faisable car ils sont exprimés en signes monétaires en général : c’est le prix de l’investissement. Toutefois, il faut aussi estimer les coûts écologiques et sociaux éventuels du projet, ce qui est très complexe, comme nous allons le voir.
  • Il faut ensuite estimer des bénéfices en valeur monétaire, ce qui implique de disposer de prix pour des éléments comme de l’eau potable ou de l’air respirable. Comme il n’en existe pas, les économistes en créent :
o   Soit par « évaluation contingente », c'est-à-dire que l’on demande combien des sondés seraient prêts à payer pour un air respirable ou pour éviter l’extinction de l’espèce.
o   Soit en observant les comportements de personnes dans d’autres marchés. Ainsi, pour valoriser une augmentation de risque mortel, on étudie les primes de risques acceptées par les travailleurs de certains postes de travail. Les études indiquent ainsi qu’éviter une mort vaut entre 2 et 10 millions de dollars, avec une valeur de 6 millions couramment acceptée.

  • Enfin, comme les projets ont une durée importante, on procède à des ajustements pour prendre en compte l’inflation et surtout les coûts d’opportunité. Entre 100 € reçus aujourd’hui et 100 € reçus demain, on préfère recevoir aujourd’hui : on aurait pu les placer et recevoir 103 € l’année d’après. Cet ajustement est crucial, car il diminue les bénéfices reçus dans longtemps. Avec un coût d’opportunité de 3%, 100 € dans 20 ans équivalent à 55 € d’aujourd’hui. Or la question est particulièrement importante pour des décisions sur l’environnement, qui ont trait à la durabilité, et à la préservation pour toujours d’un écosystème nous permettant d’y vivre.

  • Les arguments en faveur de l’ACB :
o   De meilleurs résultats : cela permet de choisir les projets les plus efficaces et les plus efficients.
o   Un processus de décision plus transparent et plus objectif : en appliquant une démarche basée sur des chiffres et des calculs, on rend accessible au plus grand nombre un débat qui reste souvent confiné entre experts hyperspécialisés (biologistes, toxicologues, juristes, ingénieurs, etc.). La méthode ABC permettrait de fournir un langage clair à tous, en exposant les hypothèses chiffrées de chaque expert.

Les 4 problèmes fondamentaux de l’ACB

  • Tout d’abord, les évaluations économiques sont très imprécises et non plausibles.
o   Ainsi, dire qu’éviter une mort vaut entre 2 et 10 millions de dollars est un pur calcul statistique sans rapport avec la réalité. On ne peut acheter une vie pour ce prix là. On ne calcule pas la valeur d’une vie, mais une approximation de la valeur d’un risque mortel. En effet, la méthode utilisée consiste à regarder la différence de salaire enter deux postes de travail semblables, l’un présentant un risque mortel et l’autre non. Or si je suis prêt à payer 1 € pour éviter un risque de 1 sur un million de mourir, je ne veux pas dire que ma vie vaut 1 000 000€. Ce chiffre est en réalité autre chose que ce que vaut une vie, c‘est une « vie statistique ».
o   La méthode ACB se fonde sur des décisions de consommateurs, pas de citoyens. Or les projets socialement responsables ont pour enjeu des biens communs. Ainsi, une expérience indique que des citoyens refuseraient d’autoriser l’installation d’une station de ski dans une réserve naturelle, mais qu’ils s’y rendraient si l’autorisation était votée. La décision politique collective est ignorée par la méthode ACB au profit de la mesure monétaire de ce qu’ils seraient prêts à payer  pour skier. La méthode ACB détourne ainsi la question « combien valorisons-nous l’environnement et les hommes, en tant que société » en cherchant des mesures économiques individuelles pour ensuite les extrapoler. En tant que citoyen, on se soucie du futur, mais si on nous pose une question très précise de consommation, on ne mobilise pas toutes les connaissances et les implications de cette décision sur le futur.
o   Concrètement, il est souvent impossible de disposer des données scientifiques nécessaires pour réaliser des valorisations monétaires. Cela prend beaucoup de temps et coûte très cher. Ainsi, une étude pour évaluer le coût de l’augmentation d’une maladie précise en cas d’exposition à l’arsenic dans l’eau sera traitée avec un chiffre repris d’une étude réalisée 10 ans plus tôt pour une autre maladie, rendant très approximative l’évaluation.

  • Ensuite, l’utilisation de l’ajustement temporel diminue drastiquement les coûts des problèmes environnementaux futurs et ne prend pas en compte les phénomènes d’irréversibilité ou « points de non retour ».
o   Les problèmes environnementaux ayant des conséquences à très long terme, les dégâts les plus lointains, même s’ils sont cataclysmiques, sont réduits à des anecdotes. Selon les calculs des auteurs, la mort d’un milliard de personnes dans 500 ans,  à un taux d’ajustement de 5%, compte moins que la mort d’une personne aujourd’hui. Faut-il alors suspendre tout chantier permettant de prévenir une telle catastrophe ?
o   Les problèmes environnementaux évoluent et il existe des points de non retours (disparition d’une espèce, accident nucléaire) et des cercles vicieux au-delà de certains seuils (La forêt amazonienne pourrait ainsidevenir émettrice nette de C02). Toutes les ressources, monétaires ou non, ne permettront pas de faire revivre des sites détruits par un accident nucléaire.

  • Troisièmement, en se basant sur des agrégats monétaires, la méthode exclut toute considération morale ou d’inégalité, qui sont pourtant au cœur de toute décision « responsable » ou « durable ».
o   En effet, il ne s’agit que d’additionner des montants (soit des coûts, soit des bénéfices), sans regarder à qui il incombe de les payer ou de les recevoir.
o   Pire, l’utilisation de la méthode de « l’évaluation contingente »,  qui demande à des personnes combien elles seraient prêtes à payer pour des  améliorations environnementales, implique une grande distorsion. Un pauvre, pour un service environnemental égal (une eau moins polluée par exemple), sera prêt à payer moins qu’un riche. Faut-il en conclure que diminuer la pollution de l’eau dans les quartiers riches est préférable ? Autre situation, la décision de localiser un site comme une décharge. Les riches seront prêts à payer plus, et le pourront, pour éviter l’installation de la décharge près de leurs habitations.
o   Les considérations morales interviennent dès lors qu’il ne s’agit pas de calculs monétaires, mais de vies ou d’autres éléments non quantifiables a priori. Avant d’appliquer la méthode ACB ou tout autre calcul, il faut se poser la question de l’éligibilité d’un domaine à subir et être réduit à ces calculs. Des personnes peuvent compenser monétairement d’autres personnes, mais on ne peut pas compenser une vie par une autre. La méthode ACB, en fixant une valeur, nie cette difficulté.

  • Enfin, le processus de l’analyse n’est ni objectif ni transparent.
o   Les calculs proposés, notamment à cause de la difficulté de trouver des données fiables et pertinentes, s’appuient sur de nombreuses approximations et simplifications, qui là encore demandent des choix subjectifs très discutables
o   Concernant la transparence, la méthode implique en réalité une recherche intensive de la part d’experts pour décider, ne serait-ce que pour une petite  partie du travail, comme le taux utilisé pour réaliser l’ajustement temporel.

Ainsi, la méthode ACB est une méthode standard que l’on veut ici appliquer à toute la diversité des projets. Si cette méthode est pertinente  pour trouver les  meilleurs moyens d’atteindre des objectifs, en retenant les plus efficients, elle le semble bien moins lorsqu’il s’agit de fixer ces objectifs. Ses deux biais fondamentaux ne sont pas rattrapables : on ne  peut transformer des vies en euros, et on ne peut diminuer la valeur d’une vie, d’une espèce ou d’une pollution arrivant dans 100 ans.
Pour d’autres illustrations, je vous conseille cet article de Jean Gadrey, qui m’a d’ailleurs permis, via le lien vers un article de Nicolas Bouleau, de remonter à l’article « Pricing the priceless ».

Quelles sont les alternatives pour évaluer des projets socialement responsables? Je m’y attelle pour les prochaines semaines. Pour finir, je me concentre sur la démarche plus générale de l’auteur sur la manière de décider ce qui est socialement responsable dans notre société.

B/ Derrière l’apparence de la scientificité et de l’objectivité des mathématiques, une vision du monde et des choix politiques

En effet, derrière cette méthode, je crois déceler une certaine vision du monde. Il ne s’agit pas d’une simple démarche scientifique, rationnelle et neutre.  

Selon l’auteur, c’est aux « citoyens d’exercer leur libre arbitre sur la base de ces valeurs à travers les fonds ISR [pour restaurer] l’optimum social ». L’auteur commet à mon sens une erreur importante en confondant choix par le marché (par définition personnes solvables) et choix démocratique (tous). Ce sont bien les « épargnants » et non les « citoyens » qui pourront exercer leur libre arbitre. Or vu la concentration du patrimoine en France, et encore plus du patrimoine financier, cela revient à ce que l’on appelle en politique le suffrage censitaire, le vote des possédants (les 10% des ménages les plus riches disposent de 48% du patrimoine total selon la dernière enquête Patrimoines 2010 de l’INSEE).

Notons qu’au début de l’article, une comparaison entre l’ISR et la consomm’action était déjà problématique. En effet, il existe au moins une différence notable : la consommation est accessible (voire imposée) au plus grand nombre. Boycotter un article d’un industriel non responsable à 3€ est relativement facile, même si c’est à relativiser vu les parts de marché encore faibles des produits « équitables ». Mais acheter des produits financiers pour avoir un poids sur les dirigeants l’est beaucoup moins.

Cette volonté de faire choisir certains citoyens et certains acteurs plutôt que d’autres est appuyée lors d’un autre passage : l’utilisation de la méthode présentée « évitera toute sorte d’extrémismes de parties prenantes aux agendas opportunistes, et assurera la capacité des fonds à justifier leurs décisions. ». Nous sommes donc en présence d’un jugement de valeurs de certains acteurs, et d’une prise de position politique sur qui doit décider dans notre société. Si je comprends bien, les détenteurs d’actifs vont procéder à des calculs avec des hypothèses sur combien vaut une vie humaine, la possibilité de boire de l’eau potable ou de contempler certains paysages, et les mécanismes de marché nous permettront d’atteindre un monde meilleur. Par contre, si l’on continue à écouter les mouvements de citoyens et les ONG, alors on courra un grand danger.

Si l’on veut bien considérer la manière dont les règlementations environnementales et sociales actuelles ont été obtenues, à savoir par des luttes syndicales, de citoyens ou d’ONG, face à des entreprises et des actionnaires qui considéraient qu’elles diminuaient leur compétitivité et leur capacité à réaliser des profits, on ne peut que refuser une telle vision des choses.

C/ Remarques annexes

Je termine par deux remarques supplémentaires:

i)

L’auteur sort lors d’un passage de son article du cadre des produits ISR en parlant du principe de précaution et des innovations scientifiques sujettes au principe de précaution. Il pose la question de la position des fonds ISR par rapport à ces débats, et propose d’utiliser à nouveau la méthode d’analyse coûts bénéfices.

  • Tout d’abord, utiliser une méthode quantitative face au principe de précaution me laisse perplexe, puisque ce principe est justement utilisé quand les incertitudes sont telles qu’une évaluation raisonnablement précise est rendue impossible.
  • Deuxièmement, elle porte sur des innovations qui changent qualitativement la vie, qui ne sont pas maîtrisables et dont les coûts peuvent tendre vers l’infini : OGM, nucléaire, etc. Le calcul est donc impossible, mathématiquement.

ii)

L’auteur prend systématiquement l’évolution du PIB comme boussole. Un de ses exemples est présenté comme suit : une innovation scientifique permet d’augmenter le PIB de 1% par an, pour toujours, mais il y a une chance sur 100 que ça le fasse diminuer de 10%, pour toujours. En calculant l’espérance mathématique on obtient la décision à prendre. Mais une innovation technique du type nucléaire ne fait pas qu’augmenter ou diminuer le PIB, elle peut bouleverser des régions entières, des patrimoines génétiques ou des rapports sociaux (les OGM, avec le rapport des paysans vis-à-vis des semences et des chimistes-semenciers). Enfin ériger le PIB comme but final est très discutable et de nombreux travaux, dont la très officielle commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, remettent en cause le PIB comme indicateur privilégié. Choisir le PIB comme indicateur pour décider si l’on doit autoriser certaines innovations est de fait un choix politique et non un choix technique.

mardi 6 mars 2012

A propos de l'article "Pour une définition de la banque universelle durable" de Georges Pauget et Dhafer Saïdane

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Après avoir parlé de quelques acteurs de la finance éthique, je me tourne aujourd'hui vers une approche plus théorique de la finance éthique/durable/responsable.

Un très bon livre est paru il y a quelques mois, sous la direction de Dhafer Saïdane et Pascal Grandin : "La Finance Durable" (Revue Banque Edition, 2011). C'est un recueil d'articles de recherche qui couvre de nombreux sujets, depuis la dérive du système financier actuel jusqu'aux propositions pour un meilleur système financier en passant par la finance islamique. 

Un des plus intéressants à mes yeux est l'article de Georges Pauget (ex-Directeur général du groupe Crédit Agricole SA, de LCL et désormais président  et de Calyon [et désormais président d'honneur du LCL]) et Dhafer Saïdane (enseignant chercheur à la Skema Business School et à l’université Lille Nord de France) "Pour une définition de la banque universelle durable". Il ne s’agit pas ici d’un résumé mais d’une réaction sur les thèmes qui m’intéressent le plus.

Proposition d’un nouveau paradigme bancaire

Les auteurs proposent d’abord un nouveau paradigme, « Croissance-Gouvernance-Risque », qui se construit en opposition avec le précédent, « Structure Comportement Performance» :

Axe
Paradigme SCP
Paradigme CGR
Gouvernance
Actionnariale
Sociétale
Business model
Orienté marché avec gestion d’actifs et sous contrainte de rentabilité
Financement moyen et long termes et sous contrainte de développement durable
Intermédiation
Marché, avec produits financiers de plus en plus complexes
Simple, traçabilité des produits et retour au « cœur de métier »
Financement
Croissance classique avec faible engagement participatif
Développement durable avec engagement participatif
Risque systémique
Sous-estimé
Intégré

Avant d’arriver à la définition même, les auteurs précisent qu’il ne s’agit pas de la banque idéale, mais d’une réponse à la crise. A ce titre, la banque durable peut admettre plusieurs définitions, même si certains éléments comme la gestion des risques seront communs.

Dernière remarque, la banque durable doit préalablement respecter les fondamentaux de la firme bancaire, valables quel que soit le paradigme :
o   Satisfaction de ses clients
o   Bonne rentabilité par rapport au marché et performance sur le moyen et long terme
o   Contribution à la stabilité du système financier

Proposition d’une définition de la Banque Durable

 « La banque durable est une institution dont la gouvernance permet d’assurer la production de produits financiers traçables et compréhensibles au service de la croissance, sans que cette intermédiation, fondée sur un risque mesuré, ne menace la stabilité systémique par l’exploitation d’aléa moral vis-à-vis du prêteur en dernier ressort encouragée par son statut Too Big Too Fail ». 

Cette définition me semble potentiellement révolutionnaire, surtout venant d’un dirigeant bancaire d’importance, mais souffre – pour l’instant - de précisions pratiques. Regardons de plus près cette définition sur 5 points.

1/ Une gouvernance sociétale

En parlant de gouvernance sociétale, les auteurs veulent « protéger les intérêts des déposants, prendre en compte ceux des actionnaires et plus globalement considérer ceux de l’ensemble des principales parties prenantes. » Il n’y a pas de détails concrets, mais cela ressemble à une révolution pour les banques « sociétés anonymes », qui n’intègrent pas de représentants des parties prenantes autres que les actionnaires. Si l’on va au bout de ce principe, cela veut dire que des administrateurs représenteraient les clients, l’Etat (partie prenante majeure vu les garanties publiques implicites ou explicites pesant sur les banques), des ONG défendant l’environnement, etc. Pour les banques coopératives ou mutualistes, l’effort paraît moins grand puisque les sociétaires-clients sont déjà maîtres – en théorie – du pouvoir, mais serait quand même important, notamment pour celles qui ont créé des structures de tête en société anonyme comme le Crédit Agricole, où la dimension coopérative est donc affaiblie.

Cette gouvernance sociétale est donc potentiellement révolutionnaire, mais qui la mettra en place ? Comment ? Ce manque de précisions est bloquant, car dans la définition proposée, c’est cette gouvernance qui doit permettre d’entraîner les autres éléments comme la traçabilité, le financement de la croissance sous contrainte du développement durable, etc.

A minima, une piste peut être évoquée, celle de l’obligation de la présence d’un ou plusieurs administrateurs représentant l’Etat (partie prenante majeure), le fonds de garantie des dépôts (protection des déposants), une ONG reconnue d’utilité publique sur l’environnement, de même sur la dimension sociale, les clients (particuliers, professionnels, PME, Grandes entreprises). Mais pour que cette gouvernance permette d'atteindre tous les objectifs contenus dans la définition, il faudra en développer bien d'autres.

2/ Respecter des critères sociaux et écologiques pour accéder aux financements

Ensuite, les auteurs défendent l’extension des principes de responsabilité sociale et environnementale à l’ensemble des activités de la banque, et non à une niche comme c’est le cas aujourd’hui avec l’ISR (Investissement Socialement Responsable) par exemple. Les auteurs déclarent en effet que la banque durable « prend en compte en permanence et de manière explicite les conséquences des décisions prises. […] Elle définit des critères d’acceptation des crédits, dont l’impact économique, social et environnemental. ». Aujourd’hui, aucune banque importante n’a de tels critères et ne suit les conséquences de ses décisions d’investissement en termes sociaux et environnementaux. Il y a bien quelques initiatives, comme les indicateurs carbone (voir l’article sur le très bon blog épargne responsable), des rapports RSE, mais rien de systématique.

Cela implique d’élaborer des critères sociaux et environnementaux pour l’ensemble des projets possibles, et de prendre des décisions sur ce qu’il est écologiquement/socialement acceptable de financer. Concrètement, le financement par les banques de certains secteurs, comme l'armement, ou d’entreprises condamnées pour enfreintes au code du travail, pourrait être refusé sans préjuger du risque économique et de la rentabilité dégagée par ces secteurs ou entreprises. La discussion sur ce qui est ou non finançable deviendrait un enjeu majeur pour les banques, et les parties prenantes auraient donc un pouvoir important.

3/ Des produits simples, traçables et une intermédiation simple 

Les auteurs introduisent enfin une « intermédiation simple », et des « produits financiers traçables et compréhensibles par tous». 

La traçabilité des produits est une notion qui peut recouvrir des réalités très différentes, et qu’il faut donc préciser. Je pense que les auteurs ont principalement en tête le manque de traçabilité des subprimes et leurs dérivés, qui ont détruit la confiance des opérateurs financiers, car on ne savait pas qui avait quoi dans ses bilans. Cette traçabilité faible signifierait donc que la banque effectuerait des contrôles plus forts et n’achèterait pas de produits sans bien les connaître. Elle est faible car on regarde seulement la relation banque-emprunteur, le produit acheté par la banque, et pas la relation épargnant-banque, qui a fourni à la banque les ressources pour acheter le produit.

Il faut être à mon avis plus ambitieux, et aller vers une traçabilité forte, où l’on serait capable de tracer l’argent de son origine (l’épargnant) jusqu’au produit ou projet utilisateur de l’argent, permettant de boucler la boucle. Aujourd’hui, en effet, comme je l’expliquais précédemment, les épargnants comme les emprunteurs ont affaire à une boîte noire. Je dépose mon argent mais je ne sais pas à quoi il sert (financer des activités spéculatives ? un prêt de long-terme pour une entreprise soucieuse de l’environnement ? Un crédit court-terme pour une entreprise pétrolière ? etc.). 

Cela impliquerait des comptabilités analytiques plus complexes, car les ressources d’une banque, comme la plupart des entreprises, sont mutualisées et gérées sans distinction d’origine. Toutefois, plus complexe ne signifie pas impossible, les ressources du livret A sont par exemple en partie centralisées à la Caisse des dépôts, donc une comptabilité spécifique est mise en place par les banques. 

Mais tout l’enjeu réside dans le degré de précision du traçage : se contentera-t-on de dire que tel livret finance des projets « respectueux de l’environnement » ? Ou bien dira-t-on qu’il a participé au financement de tel et tel projet en particulier ? Ou bien encore qu’il a financé exclusivement des projets ayant eu les meilleures évaluations selon les critères sociaux et environnementaux dont on a parlé plus haut ? On le voit, la définition des catégories dans lesquelles on classerait les projets financés, et les liens que l’on tisserait entre ces catégories et les produits de dépôts peuvent faire varier du tout au tout le résultat de ce principe.

L’aboutissement de la traçabilité est la transparence, c'est-à-dire la publication des informations de traçabilité pour tous les clients, afin qu’ils sachent où va leur argent. Si l’information de traçabilité n’est disponible que pour les administrateurs, on bloque la démarche de finance éthique et responsable. Si je ne peux pas savoir où va mon argent, je ne peux pas l’orienter selon ma volonté.

5/ L'intermédiation simple, jusqu'au crowdfunding?

De même que pour la traçabilité, l’intermédiation simple dont parlent les auteurs me semble simplement répondre à la crise, où de nombreuses banques ont revendu leurs prêts sous forme de produits titrisés. Si l’on va plus loin, on peut avancer l’idée que les banques durables seraient favorables au crowdfunding ou financement participatif, en créant ou s’associant avec des plateformes permettant aux particuliers de se prêter entre eux ou à des projets particuliers, garantissant une intermédiation aussi simple que possible, et une transparence très forte. Le Crédit Agricole, qui travaille avec Friendsclear, ou la Nef, qui lance en ce moment sa plateforme avec Xetic,  sont dans cette logique.

La banque durable n’adviendra probablement pas « naturellement » mais devra être soutenue, par les clients et la règlementation


Les auteurs affirment en préambule qu’il ne s’agit pas simplement d’un concept mais de la résultante de « l’évolution naturelle des systèmes financiers qui a duré plus d’un quart de siècle », une « réponse qui s’impose face à la crise financière », « l’antidote à une désorganisation financière devenue systémique ».

J’ai les plus grands doutes sur le fait que la banque durable puisse émerger « naturellement », voire s’imposer comme la réponse face à la crise financière. La succession de crises financières depuis le début de la dérèglementation des années 1980, analysées par exemple par Reinhart et Rogoff dans « This time is different : eight centuries of financial follies », montre plutôt que le fonctionnement « naturel » des acteurs est de conduire à la catastrophe, et que c’est la réaction politique qui impose a posteriori des barrières. Attendre que les acteurs actuels aillent seuls vers un modèle de banque durable paraît naïf. Les fédérations bancaires, aux Etats-Unis comme en Europe, bataillent en effet contre toute règlementation supplémentaire, et contre toute augmentation des ratios de solvabilité. Les idées de gouvernance sociétale, de critères sociaux et environnementaux ou de transparence resteront en l’état, c'est-à-dire très marginaux, de même que les rapports développement durable ne se sont développés qu’avec la loi NRE en 2001.

 

Des banques durables existent déjà! 

Si j’applique la grille de critères tirée de l’article, je vois au moins deux établissements bancaires éligibles au statut de « Banque durable » : la Nef et Triodos, dont j'ai parlé précédemment. Mais d'autres émergent aussi, dont je parlerai bientôt.

Paradigme CGR
La Nef
Triodos
Gouvernance Sociétale
Partiellement : coopérative donc expression des sociétaires-épargnants et des sociétaires-emprunteurs
Partiellement : structure juridique particulière voir article précédent
Financement moyen et long termes et sous contrainte de développement durable
Oui
Oui
Intermédiation simple, traçabilité des produits et retour au « cœur de métier »
Oui
Oui
Financement du Développement durable avec engagement participatif
Oui
Oui
Risque systémique intégré
Oui
Oui